Mai 2020 : Chinatown se remet bien, merci !

Rédigé par Thibaud Saintin Aucun commentaire

Voilà des semaines que les décomptes de transmission locale sont officiellement à zéro... et que le pays est soumis à des règles qui n'ont pas l'air de régenter grand-chose. On se dit que soit l'épidémie est sous-estimée (pas de tests... mais on n'entend pas parler non plus de services d'urgences dépassés), soit ces restrictions sont la planche de salut de l'arrière-garde corrompue aux commandes. Cette dernière voit d'un très mauvais oeil de jeunes générations parler du droit à (se) poser des questions, et saute sur l'occasion de redorer son blason – en mettant en scène sa supposée réussite dans l'éradication de la peste étrangère, qui gangrène notre si belle nation, qui ne tient que par de grandes et belles institutions, qui ne sont pas du tout archaïques, que défend ce merveilleux régime, qui sauve tout le monde, qu'il faut admirer, devant lequel il faut (littéralement) se mettre à genoux, CQFD. La télévision exhibe moult grandes bouches en coeur pleines de réconciliation, de paix sociale, d'ordre, d'harmonie et de démocratie, tandis que les arrestations (sous des motifs qui craignent tout sauf une ridicule hypocrisie) vont bon train. Nous autres continuons à "télétravailler" avec des enfants dont la pâleur, même dans "Zoom", ne trompe pas sur la joie de vivre qu'on a réussi à leur transmettre.

Pendant ce temps, le durian à lui tout seul en fait plus pour la paix sociale que tous les militaires réunis. Sa saison est relativement courte, et c'est maintenant qu'il faut en profiter... La modeste bienveilllance des gens qui le vendent à certains coin de rue ferait presque oublier que ce sont eux les véritables piliers de la nation. Au coin de l'avenue Phra Khanong et du soï (ruelle) 41 se trouve le vendeur que je préfère. Ce fruit est cher, et s'en payer, c'est d'abord prendre le temps de s'arrêter. On l'achète le plus souvent pour le partager, ce n'est pas un fruit de solitude. Aussi, masques ou pas, on continue à tapoter les précieux lobes avec une baguette de bois pour estimer la maturité en fonction de la résonance, on discute de la provenance, de la variété, on observe la fraicheur de la tige, on tâte, on fait tâter, on se tâte... on le goûte et le fait goûter, on prend le temps, on donne des nouvelles du petit, on s'aborde entre clients, on se délecte même de l'attente. La marchande était enceinte l'année dernière, désormais son bébé dort derrière l'éventaire, insensible au ronronnement permanent de la circulation, ou même bercé par lui, dans un recoin aménagé sous la bâche. On s'amuse d'un ventre déjà rond à nouveau : le suivant arrive bientôt. Peut-être celui-là écrira-t-il ses souvenirs d'avoir dormi à l'ombre d'une bâche récupérée sur un panneau publicitaire ?

Là-dessus, voilà qu'un matin de hâtive (quelle erreur !) préparation d'oolong, je bousille l'un des deux becs verseurs de la si belle théière de V. Elle l'avait elle-même ressortie d'un placard à mon intention – amusée sans doute de m'avoir vu comprendre (si tard) que pour le goût, il faut de la terre et du "culottage", amusée de me voir me rendre compte qu'elle l'avait depuis des années sans que je l'aie jamais aperçue avant d'en avoir besoin... Oh, elle fonctionne encore, sans dégoulinures même ! Mais elle a perdu sa perfecte forme, et n'a désormais plus qu'une valeur d'usage. Rajoutons qu'au mois de mai, c'est l'anniversaire de V. (presque un peu tous les jours puisque, habituée à me voir oublier, elle pense assez régulièrement à me le rappeler). Alors puisqu'il était question d'y aller depuis un moment, puisqu'il est question de mesures allégées (même si l'école n'a pas rouvert), puisque le droit d'acheter de l'alcool est revenu, que les magasins rouvrent, puisqu'on a la moto, puisqu'il faut une théière et du thé, on peut bien aller faire un petit tour à Chinatown.

La règle, en Asie, c'est de vendre le plus vite possible. Pas question de palabres... Aussi est-ce le règne du trimballage en deux roues et du faufilage : il faut aussi que ça parvienne vite, et en petites quantités au besoin. On n'est pas encore en Thaïlande au niveau du Viêt Nam, mais la capacité à trouver des combines progresse proportionnellement à la croissante proximité des zones de marchés. À Chinatown, tout semble se densifier : la population, les étalages, les ruelles... On ne sait souvent plus discerner la limite entre l'habitat privé, le garage pour la moto, le magasin (souvent le premier est juste au-dessus de l'autre), la cantine de rue, l'étal proprement dit... Il n'est donc pas étonnant qu'on ait trouvé une solution pour trimballer du gaz, afin que la baraque à beignets de continuer à alimenter les chalands à toute heure du jour ou de la nuit. J'imagine qu'une panne s'arrange en moins de vingt minutes. Cette moto-là a le mérite d'avoir été rentabilisée... La selle en plastique, trouée, a été recouverte de plastique pour éviter que le rembourrage inondé se mette à mouiller les fesses après une pluie. Ça sent l'huile et ça pétarade en bon vieux deux-temps de l'époque où la moto ne s'achetait que si on savait qu'elle tiendrait vingt ans...

Les restaurants, même dans la rue, n'ont eu le droit de rouvrir qu'à condition que les gens attablés soient séparés : plus question de se tenir le crachoir. Dans ce quartier, on a vite trouvé une solution pour continuer à se voir, puisque tout est disponible immédiatement ou presque : quelques tuyaux de PVC pour canalisations et du film plastique, un peu de ruban adhésif pour éviter que ça glisse, une petite bouteille à pression unique emplie de gel, l'autre d'alcool, et le tour est joué pour obtenir l'agrément.

P. et C., plusieurs fois, avaient appelé de France sur "Whatsapp" alors que C. et mois nous nous promenions dans les khlongs. C'était la fin de matinée pour eux, l'après-midi pour nous, et d'un bord à l'autre, nous pouvions même nous voir. Un jour, nous avions associé à notre conversation "vidéo" en plein air des adolescents curieux qui rentraient de l'école et nous abordaient, ravis de faire des "coucous" à un couple d'inconnus dans un pays lointain. Les avions ne volent plus, les frontières sont fermées, les gens restent chez eux en Europe, et nous ne savons pas quand nous pourrons rentrer... mais une partie de ce que j'avais imaginé à dix ans s'est réalisée au-delà de mes attentes : en l'an 2000, quand j'aurais TRENTE ans et que je serais déjà vieux, les voitures voleraient comme dans les BD de Moebius, et il y aurait des cabines téléphoniques où l'on pourrait même voir l'interlocuteur sur un écran... Voitures volantes mises à part, on peut désormais se voir sur un écran portable à plus de 10.000 kilomètres. Et comme tout le monde ici accepte bien volontiers la caméra, ça me permet d'envoyer, entre deux coupures, un petit film commenté à travers le masque : la vie reprend ici, et on aimerait seulement pouvoir être ensemble à ce moment là pour partager une petite part de cette trépidance.

Au magasin de thé Sen Xing Fa, le vendeur a de bonnes habitudes : il fait goûter, et ne s'emmêle pas les théières. L'eau bout régulièrement et automatiquement dans sa bouilloire en verre qui se remplit d'elle-même lorsqu'elle est vide, devant l'éternelle carpe bossue dans son aquarium. Il interpelle l'autre vendeur (revenu avec une soupe qu'il mange sur la table d'à côté), et discute avec lui en chinois. Il sait aussi repérer le client et lui proposer des thés en fonction des goûts qu'il manifeste... Venus en quête de oolong taïwanais, on est orienté vers le bon rayon, celui des thés en vrac, dans de grands bocaux de verre... Il s'amuse un peu de nous voir nous extasier sur un thé qu'il considère comme quelconque, et puis nous indique qu'on ferait tout de même bien de renifler le bocal qu'on n'osait pas regarder, celui à 20.000 THB le kilo... avant, bien sûr, de nous proposer de goûter. C'est le moment de s'assoir et de discuter. Une heure et demie plus tard, on repart évidemment avec 100 exorbitants grammes de Da Hong Pao, une boîte en terre pour en le conserver le goût, une de ces précieuses théières en terre-qui-ne-crisse-pas-quand-on-fait-tourner-le-couvercle, et qu'on fait sonner du bout de l'ongle pour vérifier l'absence de toute fêlure. V. avait rusé : elle avait mis les bonnes couleurs, et a précisé que c'était son anniversaire. Avant tant de bons augures, on a eu droit à ce que la boîte soit remplie d'un Oriental beauty (tellement bon qui me fera revenir par la suite pour refaire les stocks), et tous les petits accessoires qu'on utilise pour saisir le couvercle ou les tasses, extraire le thé de la boîte... Aucun chichi : effectivement, le goût n'a rien à voir en fonction de la théière, du temps d'attente... Est-ce qu'on saura seulement s'y retrouver nous-mêmes, à la maison ?

Avant de rentrer tôt pour éviter les bouchons (même à moto, il faut prévoir...), on a le temps de constater que les inventions ne manquent pas, qu'il y a même une certaine hiérarchie dans le raffinement des styles sanitaires. C'est sûr qu'on y reviendra, au quartier chinois...

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