Journal de quarantaine - Jour 12 : un ange passe
Hier soir, j'ai lu dans Le Voyage autour de ma chambre une proposition inspirante. Au lieu de parler de l'union d'une âme et d'un corps, Xavier de Maistre préfère considérer celle d'une âme (qui semble englober le corps) à un autre, en soi, qu'il désigne comme la bête. Il m'a paru très moderne qu'il sorte de la prévisible dichotomie qui se livre au dénigrement du corps. C'est donc avec cette bête qui nous lutine que nous devrions, selon lui, dialoguer pour négocier notre propre existence.
Le jeûne et l'isolement me semble contribuer à la réconciliation de l'âme et de la bête, à leur apaisement mutuel. Mais aujourd'hui, rupture de jeûne. J'aurais bien continué si je ne sortais pas après-demain, et si L. ne m'avait pas invité pour un couscous mercredi soir. Voilà un symptôme probable de gourmandise que cette pratique, puisqu'on peut même la régler en fonction d'un festin qu'on s'autorise. Il faut, en tout cas, recommencer à s'alimenter très progressivement. Qu'importe si c'est dans la phase où on commence à se sentir vraiment bien : il sera toujours possible de recommencer dans l'année, en allongeant à sa guise.
Je suis en train de sortir du sujet prévu ; hésitant hier à reporter la publication du billet du jour pour rajouter une photo et raconter une heureuse surprise, j'avais fini par décider que ce serait le sujet d'aujourd'hui : on va parler de l'Ange gardien.
L'ange gardien n'a pas un seul corps, il se manifeste sous diverses incarnations. Je l'évoquais à la fin d'un précédent billet : ils sont là, tous les jours, au téléphone ou dans les messageries, ceux qu'on aime de singulières manières... On finit même par s'inquiéter en quelques heures seulement des silences des personnes les plus proches. J'enregistre beaucoup de messages, comme aux temps des "répondeurs", pour respecter les impératifs de chacun dans cette dissolution du temps. Parfois, on se retrouve au même rythme dans ces tuyauteries de la solitude. Hier, convenant de nous appeler pour le faire, nous avons réussi à nous entrevoir de loin avec M. à son "balcon", un étage plus bas, à entendre l'écho de nos voix sur les maisons, avant de discuter un moment au téléphone de ses voyages. P. m'appelait de France en appel vidéo, et me montrait le jardin de la maison où il séjournait ; j'étais étonné de si rapidement "sentir" un lieu, d'identifier un jardin de banlieue en France, comme si le fait d'être "rentré" quelques semaines m'avait réhabitué à comprendre l'organisation des paysages - dont, quelques semaines auparavant encore, je ne savais plus lire l'organisation autrement que comme lointaine. Mais le téléphone est le plus souvent réglé sur "silence" ; et ce n'est qu'épisodiquement que je consulte la messagerie, les appels manqués - en rattrapant à d'autres moments. V., silencieuse toute la journée et jointe en fin d'après-midi hier, m'a expliqué qu'elle-même avait passé une bonne partie de sa journée au téléphone, à organiser l'anniversaire à distance d'une de ses collègues.
L'ange gardien se manifeste ainsi par la générosité. A., d'abord, avait donné le ton en venant déposer un filtre à café sans avoir reçu d'autre demande de ma part qu'une simple suggestion. Cette générosité-là agrandit, et on peut l'instiller : "tissez votre joie", me disait-il récemment à propos de nos combines de collégiens d'hier ; la formule m'habite désormais et je vais essayer d'en faire un viatique pour l'année : "tisser sa joie", qu'il s'agisse de la trame d'un tissu ou d'un simple fil, la conserver (vraie, pleine et altruiste, et non pas satisfaction) comme un guide pour le reste. Ça me rappelle des cours en ligne de Deleuze sur Spinoza, véritable sésame (transcription ici), ou bien cette phrase de lui dans son livre sur Nietzsche : "Seule la joie vaut, seule la joie demeure, nous rend proches de l'action et de la béatitude de l'action". C'est peut-être cette envie de sentir en soi une "expansion" de sa "puissance d'agir" qui me fait trimballer des huiles essentielles, une montre, dans sa boîte cubique, une boîte de cassoulet dans du verre, enveloppée et réemballée dans des sacs poubelles...
Justement, à ce propos : l'Ange majuscule apporte par surprise, il étend son aura protectrice sans vous prévenir, il vous a deviné avant même que vous ne sachiez vous-mêmes ce que vous pensiez (comme dans Les ailes du désir, de Wim Wenders, révélation de lycée, grâce à notre prof d'allemand - qu'est-elle devenue ? Elle m'avait si justement et calmement mis à la porte, un jour où j'avais été prétentieux et provocateur, et m'avait fait grandir, m'indiquant la limite que j'ignorais chercher). C'est cela, la surprise d'hier soir dont j'avais différé le récit à aujourd'hui.
Hier, en fin d'après-midi, calculant quand me remettre à manger, je déplorais n'avoir vraiment plus rien, et regrettais n'avoir pas pris la précaution de demander la salade ou les fruits coupés qu'on avait pris l'habitude, en cuisine, de me fournir les jours précédents. Soudain, guidé par je ne sais quel désir impérieux (le silence était total, on n'avait pas frappé), j'ai voulu m'extirper du "radeau" pour aller ouvrir la porte et vérifier. Vérifier quoi ? Le silence était total. Personne n'avait frappé. Etonné de mon propre mouvement, j'anticipais la déception de constater qu'on avait bien respecté mes instructions de jeûneur. J'ai d'abord eu un mouvement d'humeur devant l'énormité du sac : "ah, les cons ! je leur avais pourtant bien dit de...". Mais non : ce n'était pas du plastique. Quelqu'un avait déjà deviné où j'allais en venir.
J'appelle V. pour lui raconter, et voilà qu'elle m'apprend la même surprise de son côté. Plus tard, c'est M. : il raconte qu'à l'hôtel, on l'avait reconnu, celui-là, et qu'il avait lui-même déjà séjourné ici. Il n'avait prévenu aucun de ceux qui, dans leur isolement obligatoire, avaient tous un gros sac de fruits frais sans avoir eu le temps d'y songer. On le sentait, mais on n'osait pas croire à de telles intuitions : il était pourtant vraiment là, à veiller, l'ange gardien !