Très fin avril 2020 : Ramkhamhaeng "plus" : un avant-goût de loin
L'avenue Ramkhamhaeng longe le khlong Saen Saep, qui emmène jusqu'au-dehors de Bangkok, en bateau-taxi... A deux pas de là où je vis (vers Watthana, en pleine ville), on y accède facilement : il suffit de prendre à gauche au sortir de l'immeuble, vers le fond de l'impasse, et de traverser un petit quartier de bois et de tôle où ne passent que les piétons. Il faut se baisser pour éviter les coins ou les clous, s'excuser d'avoir à interrompre, en passant entre elles, de vieilles dames qui s'y retrouvent sur des petits bancs de fortune pour tenir boutique, tout en gardant des gosses ou des chats. Une fois que, face au mur, on a pris à gauche, puis à droite au mec bourré qui sourit à tout le monde de sa chaise défoncée, on peut traverser l'immeuble décrépit qui donne accès à la passerelle. La station de bateau la plus proche est juste en face, de l'autre côté de l'eau. On peut la rejoindre en traversant le marché qui ouvre en fin d'après-midi, puis le pont. De là, on peut aussi bien rejoindre la "montagne dorée" d'un côté que sortir de la ville de l'autre.
Tous les jours, les bateaux-taxis amènent au centre-ville beaucoup de gens venus travailler des banlieues, puis les y remmènent le soir... Mais à regarder de plus près les petits tracés (verts dans Google Maps, en pointillés noirs dans Gaïa), on a l'impression qu'on peut aussi bien y aller à pied sur des passerelles, là d'où ils viennent, là où la carte passe au vert, là où c'est déjà au moins à 45 minutes de voiture dans la circulation - sur le même méridien que l'aéroport. On avait bien déjà fait plusieurs promenades depuis le centre-ville jusqu'à l'université ("Ramkhamhaeng University pier", sur la carte), et on rentrait avec parfois presque 15 km dans les jambes. Mais on voulait voir un peu plus loin. Aussi, avec C. et N., nous nous donnons un point de rendez-vous plus lointain que d'habitude, sur l'avenue Ramkhamhaeng (en rouge sur la carte, infra), là où, en observant les photos du quartier sur Google Maps, on a pu repérer une impasse où garer les motos sans trop d'inquiétude.
On a démarré juste avant Bang Kapi. On commence à sentir la densité diminuer : la passerelle, contrairement à celles du centre, n'est pas habitée, et le khlong a tendance à moins puer. Mais les aspirations, espoirs, prétentions ou colères de la ville se montrent encore dans les graffiti. Tournant le dos à la lumière d'une fin d'après-midi, longeant des barrières aménagées (et même fleuries), on salue des coureurs, on les évite parfois dans les passages plus étroits - en remontant sagement le masque pour bien montrer qu'on l'a mis (on sait que les télévisions diffusent les réflexions de ministres évoquant les "farangs" inconscients, venus profiter de la grande hygiène nationale dont, pleins de mérite, ils sont les gardiens).
Avant le grand croisement de Bang Kapi, on voit pousser partout, sur leur gros parking, de ces tours d'une vingtaine d'étages, toutes conçues selon le même modèle efficace. Chacun loue un emplacement de voiture associé à l'espace habitable accordé pour se réfugier loin des autres, toujours trop proches. Dans ces empilements, on peut cuire toute l'après-midi (la saison chaude s'installe), ou profiter de la lumière adoucie de la fin de journée. Les balcons servent principalement à accueillir les compresseurs de climatiseurs, ou bien du linge. Je me demande pourquoi la prolifération des hommes s'accompagne toujours d'une disparition des plantes ou des arbres, alors que ça sauverait le paysage - et les hommes. En face, quelques rescapés, tout de même, abritent des pigeons qui passent au-dessus de tout cette prétention, des déchets de laquelle ils tirent suffisamment profit pour daigner rester dans les parages.
De l'ouest, des bateaux chargés de secrétaires, de vendeurs, vendeuses et comptables fatigués reviennent à intervalles réguliers, jusqu'à l'écluse, au niveau du wat Sriboorueng. Nous avons déjà dépassé les coulisses d'un centre commercial gigantesque, "The Mall Bang Kapi". Des jardins semblent résister au grand bétonnage, et signalent indirectement, derrière les frondaisons, un luxe inaccessible à tous ceux qui ne feront jamais que passer.
Peu après, on parvient au terminus des bateaux-taxis, qui cessent le service la nuit. A partir d'ici ne circulent plus que des bateaux privés, de moindre taille que ces grandes carcasses où l'on s'abrite de l'eau fétide en tirant une corde qui, reliée à des poulies, fait remonter une bâche de plastique transparent.
A deux pas de là, l'arrière du temple laisse deviner l'intimité des chambres monastiques. Nous ne le savons pas encore, mais une autre fois, C. et moi reviendrons d'une très longue promenade par ce bras du khlong que surmontent ces chambres alignées. Il conduit à une carcasse d'avion posée là, le long de l'avenue Ramkhahaeng, à quelques centaines de mètres.
On est, à chaque promenade ou presque, cueilli par l'appel à la prière des nombreuses mosquées qui longent le khlong. Ces versets pré-enregistrés annoncent moins pour nous le recueillement que le début de la nuit, vite tombée, et surtout la nécessité de profiter des derniers moments de lumière. Mais à l'heure où nous passons, le soleil est encore visible. On ne l'entendra que tout à l'heure, le muezzin virtuel.
On repère des passerelles secondaires que les cartes omettent, qui ramènent vers l'avenue, et qu'on a envie d'aller explorer, plutôt que de continuer vers l'est. C'est à se demander pourquoi, finalement, on en reste aux tracés. Il est vrai que la possibilité de tomber dans l'eau noire fait parfois hésiter.
Parfois, il n'est plus possible de passer sous les avenues, et l'on doit faire un détour d'une dizaine de mètres par le monde d'en haut, perpétuellement en travaux, avant de revenir au monde d'en-dessous. Toutes ces avenues qui éloignent du centre vont se remplir et puer les gaz d'échappement, sous le ciel indifférent.
Ici et là, des échoppes proposent ce qui vient : des eaux miraculeuses, des mangues cueillies dans le jardin, ou des fruits de jacquier tout épluchés, ou encore des masques cousus main (on a entendu entend parler de pénurie, en France, ce qui paraît ici inconcevable : dès le début, on a compris qu'il suffisait de tendre 25 ou 30 THB (moins d'un euro) à chaque coin de rue pour se procurer une apparence).
On s'engage un moment sur une passerelle qui oblique vers le sud, et que N. se souvient d'avoir suivie un jour à vélo. On n'est plus dans ce qui donne l'impression d'être une ville. Les passerelles se simplifient, dénuées de garde-corps. Cela n'empêche pas les motocyclistes de s'y engager, puisque c'est le seul chemin vers la maison ; alors il faut se contorsionner un peu pour laisser la voie. A force, on prend l'habitude de continuer à marcher, et de laisser passer une famille à moto du côté de l'eau, tout en restant du côté de la berge, au cas où.
Toutes les formes d'habitat possibles semblent se côtoyer... Souvent, dans les bicoques de tôle, de la musique ou des voix. Ce sont peut-être les bruits du gardien laissé là pour la nuit, à faire mine de veiller sur un entrepôt, sur une fabrique.
On voudrait quitter la petite passerelle et retrouver le khlong Saen Saep avant la nuit. On n'y voit pas très bien, l'humidité qui remonte se mêle à la transpiration, à la soif, et l'on doit bientôt traverser des nuées de moustiques. On a le temps de remarquer que les hérons, venus se poser pour la nuit, s'arrêtent, eux-aussi, en attendant la pêche de demain. Ils semblent guetter, comme des vautours, le petit bidonville poussé sur une dalle de béton : restes d'une habitation détruite ? D'un chantier abandonné ? C'était peut-être une extension de la gigantesque villa à côté... On rentre.
Mais on est presque certain de revenir et d'aller voir encore un peu plus loin la prochaine fois : et pourquoi pas, cette fois, partir de là où on a aujourd'hui rebroussé chemin ? parce qu'on aurait pu y passer la nuit, à flotter entre deux mondes. On a envie de poursuivre ces conversations qui ne semblent avoir pas plus de fin que ces passerelles, et qui ne demandent que le balancement de la marche pour reprendre.