Journal de quarantaine - Jour 1 : "Are you willing to pay?"
"Are you willing to pay?". Dans la messagerie qui va désormais me servir de seul lien direct avec le personnel de l'hôtel où je viens d'être enfermé pour une quarantaine de quinze jours, ce sont les mots par lesquels on répond à ma demande d'une théière et d'une serpillière.
Sur le calque rose qu'on m'a donné à l'arrivée, avant même les files de vérification des passeports, je suis officiellement informé que "the person mention (sic) above is a suspected COVID-19" (sic). Thibaud Saintin n'est donc pas un porteur potentiel de maladie, il n'est pas un éventuel patient, il n'est pas une victime, il n'est pas un individu, il EST la maladie à lui tout seul, et il est suspect.
Ainsi dénommé par "The Commmunicable Control Officer at Port Health and Quarantine", j'ai dû compléter, signer, contresigner divers formulaires, voir défiler de jeunes officiers, aux cheveux réglementairement courts ou attachés, vérifiant plusieurs fois de suite ce que leurs collègues venaient eux-mêmes de vérifier plusieurs fois de suite, chacun apposant le gribouillis, le tampon, le signe quelconque de la parcelle d'autorité qu'il représente, puis défiler à mon tour d'une guérite à l'autre où l'opération se reproduit... J'ignore lesquels sont vaccinés (et comment), et avec toutes ces manipulations de stylos et de paperasses, on peut se demander qui, entre eux ou moi, est le plus susceptible de transmettre le virus tant redouté. Ce qui saute aux yeux, c'est la mise en scène continue de précautions, depuis la sortie de l'avion jusqu'à l'arrivée dans la chambre. Les industriels de l'alcool isopropylique doivent, c'est le cas de le dire, se frotter les mains.
C'est donc pour ces maladies ambulantes, dénuées du statut de sujet, qu'on a prévu tous ces hôtels de quarantaine. Lorsque je suis sorti de la voiture, où j'étais séparé du chauffeur sous plastique par une cloison en plexiglas supposée étanche (mais en réalité pleine de trous et fissures), on m'a fait signe de m'arrêter : interdiction d'avancer plus loin que le seuil, interdiction de sortir ou même de toucher mes propres valises ; elles sont extirpées du coffre par un jeune homme sous plastique, puis aspergées de désinfectant. On ne m'a pas demandé mon avis pour me photographier pendant que le même jeune homme m'asperge, comme mes valises, avec un brumisateur électrique - avant qu'il aille poursuivre son ostentatoire désinfection à l'arrière de la voiture où j'étais assis.
Enfin autorisé à aller plus loin, j'ai dû passer sous un portique doté de capteurs de mouvement qui déclenchent la diffusion d'une brume aux relents de chlore. C'est par les portes de service qu'on est introduit, à l'arrière de l'hôtel. On appuie pour moi sur le bouton de l'ascenseur où je dois rester seul : la personne qui me guide prend l'escalier et me retrouve plus haut. Dans une grande pièce vide, une infirmière dont je discerne à peine les yeux prend ma tension et ma température auriculaire, puis me fait encore signer une énième décharge. Je suis ensuite admis dans une chambre transformée en comptoir d'enregistrement de campagne. On me demande de scanner deux codes QR, l'un pour pouvoir être en contact sur mon téléphone portable avec l'infirmière chargée de mon cas, l'autre pour pouvoir l'être avec la réception spéciale pour maladies suspectes. Une fois mon passeport à nouveau scanné et je ne sais encore combien de documents signés, on me conduit dans un couloir qui, un jour luxueux, ressemble aujourd'hui à l'intérieur mal éclairé d'un vaisseau spatial dans un film de science-fiction, où encore à ces interminables tunnels d'autoroute, éclairés de chaque côté par des alignements de néons jaunâtres. Toutes les moquettes ont été recouvertes d'un revêtement plastique qui rend la marche instable, comme des planches sur un terrain boueux. Devant chaque porte, une table pliante sert de passe-plat. Celles qui sont dépliées signalent probablement qu'une personne occupe la chambre, et la mienne est encore pliée devant la porte ouverte.
Avant le départ pour la France, presque un mois auparavant, j'avais acheté 200 grammes d'un bon thé en feuilles à conserver jusqu'au retour, pour la quarantaine, craignant qu'il n'y ait que du Lipton en sachets dans un verre... Ce "Donfang Meiren" serait un petit plaisir de l'arrivée, un rituel d'installation. Dans le coin réfrigérateur/bouilloire, une polluante cafetière à capsules d'aluminium a été disposée à côté d'un four à micro-ondes. Elle a l'air de vouloir flatter l'occupant, de lui signaler un statut de privilégié : ici, on est un élu ; on peut se préparer non pas un bête café, mais un breuvage rare et "personnalisé" ; quatre capsules colorées, alignées dans un écrin noir, sont dénommées comme des essences rares, aptes à satisfaire toutes les exigences d'un goût nécessairement supérieur. Certes, avec quatre capsules pour quinze jours, l'exercice de cette distinction sera limité... d'ailleurs on a aussi surtout prévu une dizaine de petits tubes de café lyophilisé (fabriqué par le même géant de l'industrie agro-alimentaire), nettement moins prestigieux. Mais ce que je voudrais bien faire, c'est préparer du thé en feuilles, et il n'y a pas de théière. C'est comme s'il était pas admissible qu'on boive chaud si cela n'a pas été industriellement prévu, fabriqué, emballé, sous-payé et vanté par ces quelques compagnies qui vendent la même merde partout. Du thé tout bête, en feuilles, du "vrai" thé, en somme : non, cela n'a pas de marque, cela n'a pas de nom, cela n'a pas lieu d'être.
Au fil de l'installation, un autre petit problème se fait jour. Dans la documentation laissée à l'attention du ou de la "suspected COVID-19", on précise bien qu'aucun ménage ne pourra être fait. Soit. Mais il n'y a strictement rien pour le faire soi-même : pas de chiffon, pas de serpillière, pas de seau, pas de produit nettoyant. C'est donc l'occasion d'essayer la messagerie pour laquelle on m'a demandé de scanner un code QR. Je demande poliment une théière et de quoi faire un peu de ménage à la réception virtuelle. La réponse que je reçois permet d'éclairer sous un autre jour l'organisation des "quarantaines" qu'on impose aux "farangs", vaccinés ou non :
"Some things we don't have. Therefore it is necessary to buy from outside. Are you willing to pay? We will include it as an extra charge you can pay when you check out".
Dans cet hôtel qui abrite trois restaurants, il n'y a pas de théière, ni de serpillière... Oh, les pauvres... Ils sont obligés d'aller acheter pour nous... C'est tellement coûteux et imprévisible que cela n'a pas pu être prévu dans les 3000 THB qu'on paie par jour - et qui représentent le tiers d'un salaire mensuel de caissière.
Voilà qui permet de rapidement comprendre le comment la "State Quarantine" en Thaïlande permet de grapiller par tous les moyens... J'ai donc refusé, et ça m'a donné l'idée d'une première (pour m'occuper durant cet isolement, je vais tenter de faire une photo par jour et de la publier sur Flickr) photo : celle de "ma" théière improvisée à l'aide d'un verre, d'une sous-tasse, et d'une mini-chaussette pour éviter le brûlures.
Dans la foulée, j'ai immédiatement remisé dans les tiroirs les menus alléchants qui avaient été mis en évidence (soigneusement exclus du forfait de la quarantaine, aux prix élevés, aux photos aguicheuses), et pris la ferme résolution de ne strictement rien demander qui ne soit déjà dans la chambre. J'ai eu le nez creux en prenant de la lessive liquide : j'imagine qu'il y a un "forfait spécial" pour pestiférés...
Dans ma grande mansuétude, je leur donnerai solennellement le vieux t-shirt déjà condamné à servir de serpillière et de chiffon. Ça sera un signe de reconnaissance à la hauteur.