À un moment, ce qu’on voit depuis le train, le 31/12, au moment où la nuit commence avec le réveillon qu’elle implique : dans une maison jouxtant la voie, une tête d’homme, que les pilotis cachent par intermittence, avale régulièrement de la bière ; deux femmes s’affairent avec des bassines en plastique et des ustensiles de cuisine qu’elles posent sur ce qu’on devine être une table ; deux enfants accrochent des ballons sur les deux poteaux de ciment qui marquent l’entrée : peu gonflés, ces ballons-là, qu’on trouve partout, explosent facilement. Malgré le volume on ne voit pas immédiatement les haut-parleurs sur pied, de ceux qui servent dans les concerts, tournés vers la voie, et qui sont sans doute destinés à ceux qui passent et vont vers la ville : il y a peu de maisons voisines. Après l’annonce, on repart, la mélopée disparaît.
Derrière la vitre ouverte on partage du regard la lente dissolution de la province, avec ceux qui sont là eux aussi depuis plus de quatre ou cinq heures (et qui ont hésité avant d’acheter deux portions de nouilles, plus chères qu’ailleurs, aux marchands ambulants qui sillonnent le train): des taxis supplantent les song thaew aux passages à niveaux, les passerelles de bois qui ne zébraient que des marécages se mêlent à des routes asphaltées, bordées ici et là de décharges improvisées, et disparaissent avec les premiers étagements de ciment (à des hauteurs que le bois ne permettrait pas), les ponts prévus pour 6 voies et éclairés, et finalement c’est un nom de station connu, attendu, qui fait qu’on est arrivés en ville : ceux qui sont venus de province, profitant de l’espace laissé par les passagers descendus dès les premières stations de périphérie (celles des grandes stations de bus) passent d’un carré de fauteuil à l’autre pour changer de fenêtre, s’efforcent de nommer toutes ces lumières et de reconnaître des quartiers où ils s’enfonceront, avec l’excitation de la soirée à venir. On a traversé Bangkok jusqu’à Hua Lomphong, les musiques du réveillon proviennent par vagues des maisons de tôle le long des voies (on ne sort plus la tête tant elles sont proches).
Une fois traversée la gare de Hua Lomphong, on se laisse avaler par l’escalator du métro souterrain, jusqu’aux couloirs de marbre : ceux de la banquette d’en face ont disparu, on replonge dans les « Jingle Bells » en boucle depuis deux semaines.