Une liste de lieux consignés dans un guide vendu sous des néons, à des milliers de kilomètres, en traduction.
Ici et là, à certaines heures, des silhouettes, souvent par paires, marquées par une sorte d’avidité : observation de la carte, anticipation d’une potentielle arnaque, présence à la fois méfiante et soucieuse de se fondre — quête d’une nourriture sûre et d’un lit propre, mêlée à l’envie d’un changement qui serait profond, qui n’aurait demandé que d’avoir fait les kilomètres et l’effort de se montrer curieux de temps en temps.
Chaque parcelle non signalée sur les cartes : « local ».
Il y a un pont, un film célèbre qu’on n’a pas revu, des morts, et comme pour le tsunami, une histoire où les ancêtres d’un pays croisent ceux d’autres. On manque toujours de ponts, et pour traverser la rivière, il y a un passeur. Les 5 bahts sont prévus dans le budget quotidien de tous ceux qui doivent être à l’heure. Toujours une moto qui mène quelqu’un quelque part. Dans le guide, le mot « d’indolence ».
Ça pourrait n’être encore qu’un ciel, comme partout ailleurs il y a nuages et bleu (et le même jour sur terre, combien de vaines photos du couchant ?) ; on postule que la photo ne vaut que par l’ostentation de ce qu’elle rate : l’image d’après qu’on n’aura pas prise, l’écart entre toutes celles qui auraient pu être faites et dont la moyenne elle-même, par pixellisation et balance des blancs, serait invariablement infidèle.
À un moment, ce qu’on voit depuis le train, le 31/12, au moment où la nuit commence avec le réveillon qu’elle implique : dans une maison jouxtant la voie, une tête d’homme, que les pilotis cachent par intermittence, avale régulièrement de la bière ; deux femmes s’affairent avec des bassines en plastique et des ustensiles de cuisine qu’elles posent sur ce qu’on devine être une table ; deux enfants accrochent des ballons sur les deux poteaux de ciment qui marquent l’entrée : peu gonflés, ces ballons-là, qu’on trouve partout, explosent facilement. Malgré le volume on ne voit pas immédiatement les haut-parleurs sur pied, de ceux qui servent dans les concerts, tournés vers la voie, et qui sont sans doute destinés à ceux qui passent et vont vers la ville : il y a peu de maisons voisines. Après l’annonce, on repart, la mélopée disparaît.
Derrière la vitre ouverte on partage du regard la lente dissolution de la province, avec ceux qui sont là eux aussi depuis plus de quatre ou cinq heures (et qui ont hésité avant d’acheter deux portions de nouilles, plus chères qu’ailleurs, aux marchands ambulants qui sillonnent le train): des taxis supplantent les song thaew aux passages à niveaux, les passerelles de bois qui ne zébraient que des marécages se mêlent à des routes asphaltées, bordées ici et là de décharges improvisées, et disparaissent avec les premiers étagements de ciment (à des hauteurs que le bois ne permettrait pas), les ponts prévus pour 6 voies et éclairés, et finalement c’est un nom de station connu, attendu, qui fait qu’on est arrivés en ville : ceux qui sont venus de province, profitant de l’espace laissé par les passagers descendus dès les premières stations de périphérie (celles des grandes stations de bus) passent d’un carré de fauteuil à l’autre pour changer de fenêtre, s’efforcent de nommer toutes ces lumières et de reconnaître des quartiers où ils s’enfonceront, avec l’excitation de la soirée à venir. On a traversé Bangkok jusqu’à Hua Lomphong, les musiques du réveillon proviennent par vagues des maisons de tôle le long des voies (on ne sort plus la tête tant elles sont proches).
Une fois traversée la gare de Hua Lomphong, on se laisse avaler par l’escalator du métro souterrain, jusqu’aux couloirs de marbre : ceux de la banquette d’en face ont disparu, on replonge dans les « Jingle Bells » en boucle depuis deux semaines.
On est partis à peu près au même moment qu’Albert Cossery mourait, le dernier article SPIP en plan, que je reprends aujourd’hui, commençait ainsi :
Plus de trois ans déjà qu’à l’allumage du téléphone, à la place du logo de la marque, s’affiche : « qu’en penserait Albert Cossery » ? Ça suivait la lecture de La violence et la dérision.
«Aucune violence ne viendra à bout de ce monde bouffon, répondit Heykal. c’est justement ce que recherchent les tyrans : que tu les prennes au sérieux. Répondre à leur violence par la violence, c’est leur montrer que tu les prends au sérieux. C’est croire en leur justice et en leur autorité, et ainsi tu contribues à leur prestige, tandis que moi, je contribue à leur perte !»
Depuis le départ, peu de nouvelles données aux amis et proches : on s’installe, délais, appartements provisoires, etc. Mais on récupère quelques sons, disponibles à partir d’ICI…
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Ajout du 23 octobre : ça y est, récupéré un lecteur de cartes qui fonctionne, j’ai pu vider l’appareil photo et mettre en ligne quelques photos de ce qu’on voit de notre fenêtre depuis le 6 octobre : c’est LÀ…
On changera de vue vers le 15 novembre, d’ici là, vacances encore indécises : papiers, copies, un peu de tourisme…
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22/11 : et on a changé de vue en effet, déménagement au soi 26 de Sukhumvit, pour au moins un an cette fois. Entretemps mis en ligne quelques photos de vacances à Ayutthay et Lopburi en attendant celles de décembre.
C’est souvent à l’heure où on aimerait (soit continuer, soit commencer à) dormir, mais c’est toujours à ce moment qu’il déboule… On essaie de prendre l’habitude d’avoir, à portée de main, l’enregistreur numérique, pour laisser une trace de toutes ces histoires qui s’inventent et qu’on oubliera, puisqu’on les fabrique souvent en faisant autre chose (cuisine, conduite sur nationale, queue de supermarché…). Le blog, qui vire au podcast, vient comme une suite logique, dans l’idée que ces histoires et la voix peuvent plaire à d’autres, les amuser aussi. Le blog introduira sans doute aussi une distance qu’on mesurera plus tard.
Au retour du Liban, on fait un peu de ménage dans les fichiers vidéo de l’année d’avant, restées dans un disque dur, lui même coincé au milieu d’autres affaires, dans un entrepôt, en attendant la fin de la guerre.
C’est donc l’occasion d’enfin classer enfin les morceaux de vidéo pris à la volée d’avril à juin 2006, à moto ou en voiture, dans les rues de Manille.
Occasion aussi de prendre conscience après coup que l’envie de filmer était forte, puisqu’elle faisait prendre le risque important d’une chute à moto : oui, mais en avril on savait qu’on allait partir, sans savoir ce qu’on rapporterait, on voulait sans doute conserver une impression, une façon de voir, de se sentir un peu chez soi.
Au moment de classer, j’écoute une chanson de Radiohead, The Tourist (album OK Computer), et les paroles semblent s’imbriquer toutes seules (« They ask me where the hell I’m going at a thousand feet per second » : et nous alors, les étrangers, là-bas, on était des touristes ? On n’en n’était pas, de là-bas, mais on disait « ici », et au bout de 6 années, on en était bien un peu pourtant… se demander si on y est, si on en est, si on y va : cette idée là s’est par a suite étendue à tout le reste – c’est cela qui de l’expatriation est sans doute vraiment resté, une phrase de Gherasim Luca : « là où je suis c’est une erreur ») d’où l’idée de finalement monter le tout ensemble, image et musique, sous la forme de quelque chose que j’aurais ensuite plaisir à regarder.
Ajout du 9/02/2008 : ce qui n’est pas été monté, mais qui pourrait peut-être faire un petit film à soi tout seul : les innombrables moments où pour conduire, on est obligé de lâcher la caméra qui, sans qu’on ait eu le temps de presser le bouton d’arrêt (parfois volontairement, dans le désir de la reprendre aussitôt après) continue à filmer (le réservoir, une cuisse où a tenté de la poser, la route qui défile dessous, un morceau de guidon…) ; puis qui, reprise en main, semble être mue par le souhait, invisible mais palpable, de lui faire capter ce qu’on voudrait qu’elle voie ; mais alors elle ne « montre » rien d’autre que ce qu’elle capte, et le geste de viser semble dépassé par ce qu’il filme vraiment…
Au bout du compte tous ces ratés sont peut-être des réussites, ou ce qui correspondait le mieux à la façon de prendre des photos ou de filmer là-bas : si du moins cette idée de porter en roulant contre sa poitrine une machine enregistreuse, qui allait voir ce qu’on n’aurait pas vu soi-même — absorbé par l’anticipation des obstacles, parfois interrompu par la police, méfiante — si cette idée donc comptait autant que ce qu’elle allait montrer ; pour la part de hasard qu’on y désirait sourdement, pour la confiance qu’on mettait dans la magie : la numérisation, dans un cadre en mouvement, de morceaux de sons et d’images du dehors, qui voudraient dire quelque chose — peut-être justement cette incapacité où on était d’attraper quoi que ce soit de ce monde-là, la sensation d’être dépassé en permanence : pris, embarqué, perdu…
Ce sera pour le prochain tri : les moments où on lâche, et ceux où on reprend, mis bout à bout.
Au moment de quitter les Philippines, nous sommes recrutés courant juin par la Mission Laïque Française pour un poste au Lycée franco-libanais de Habbouche, au sud du Liban. Le lendemain de notre retour provisoire en France, entre deux déménagements, nous apprenons le début de la guerre.
Nabatieh va faire partie des premières villes bombardées, l’école sert de centre de regroupement.
On hésite à signer, quand on le reçoit, un contrat reçu au bout de dix jours de bombardements… Après l’attente, le 15 août, nous apprenons que l’école va reprendre. Ce n’est plus la même chose qu’avant, aller à Nabatieh, mais nous avions décidé de poursuivre.
On doit attendre qu’il n’y ait plus de dangers directs et que les routes (à défaut de ponts, tous détruits) soient à peu près praticables jusque là : la rentrée se fera le 1er octobre, moyennant quoi on aura 6 jours de cours complets par semaine jusqu’à Noël, pour « rattraper »…
Dans cette attente, pour essayer de garder une distance réflexive et des contacts (difficile d’expliquer à beaucoup, y compris nous-mêmes, pourquoi on y va quand même), nous décidons d’ouvrir un blog, aux mises à jour aussi aléatoires que la connexion sur place (et que l’approvisionnement en électricité…), mais, au bout du compte, elles auront été à peu près régulières.
Ajout de mai 2011 : on trouve plusieurs sites qui permettent de transformer le blog endormi en fichier « ebook » pdf sans avoir à se casser la tête. C’est loin d’être parfait, c’est parsemé de coquilles, ça impose une présentation « livre » qui a quelque chose d’un peu prétentieux, mais au moins ça conduit à un autre mode de lecture, avec table des matières, progression chronologique etc. qui permet de s’y replonger, de se rappeler, etc.
Le premier fichier fait à peu près 15 Mo (il inclut les photos), comprend quelques erreurs dues à la traduction en pdf, et propose une mise en page un peu aléatoire, mais claire ; le vrai gros défaut c’est que quelques articles sont passés à la trappe, par contre les liens sont signalés en clairs (renvois en bas de page) :
Aller à Nabatieh 1
Autre système, autres erreurs : 16 Mo, mise en page qui respecte davantage le blog original, inclusion de tous les articles, inclusion des commentaires (mais coupés), d’inutiles sous-titres (date) en anglais sous chaque titre (parfois lui aussi coupé), quelques titres « orphelins » en bas de page, et pas de liens en clair :