Tableaux parisiens : Les Aveugles

Quelques pistes d’étude des Aveugles dans une perspective de « lecture analytique » de type bac. À compléter avec vos notes et remarques personnelles faites en classe…

Intro

(Je développe un peu la présentation intitiale, pour attirer votre attention sur une des caractéristiques des Tableaux Parisiens que nous n’aurons pas le temps d’étudier en détail mais qu’il faut connaître et utiliser…)

(Entrée en matière)
Les Tableaux parisiens comportent de nombreuses rencontres dans la ville ; à ces apparitions, on s’adresse à la deuxième personne, on les interpelle comme on interpellerait quelqu’un dans la rue. Mais bien vite, ces figures semblent permettre de nous parler autant du poète lui-même (ou de nous-mêmes) que de la personne rencontrée. C’est un cortège de personnages déchus, et teintés d’un symbolisme inquiétant : une Mendiante rousse « dévoil[ant] pour nos péchés / [s]es deux beaux seins, radieux / Comme des yeux », Sept Vieillards formant un « cortège infernal », devant lesquels on se réfugie chez soi, « épouvanté », suivis de « Petites vieilles » déchues, « Mères au coeur saignant, courtisanes ou saintes, / Dont autrefois les noms par tous étaient cités », sans oublier la passante, « Fugitive beauté » qui suggère autant « la douceur qui fascine » que « le plaisir qui tue »… sans oublier les défilés de personnages anonymes, dans les « Crépuscules » du soir et du matin, catins, malades ou débauchés… On y ajoutera d’autres rencontres qui affichent plus directement leur symbolisme poétique : Le soleil, allégorie de la parole poétique tâchant d’embellir ou de donner vie à ce qu’elle touche, un Cygne dont le triste de chant de mort nous renvoie à Andromaque, symbole des « captifs » ou « vaincus » à qui ne reste plus que le chant, Le squelette de la douleur, contemplé dans une planche d’anatomie, qui nous révèle que « tout, même la Mort, nous ment », et fait à écho au squelette de la Danse macabre…

(Problématisation)

Dans ce cortège inquiétant, le poème Les Aveugles figure juste avant la passante, et provoque un certain malaise, une difficulté à se positionner pour le lecteur : faut-il rire d’eux méchamment comme semble nous y inviter le premier vers ? Doit-on plutôt s’intéresser au poète « hébété » qui se compare à eux ? Qu’est-ce, au juste, qu’on semble nous inviter à contempler ?

(Annonce du plan)

On va voir que la portée du poème est triple : l’inquiétude que crée une apparition monstrueuse, permet d’en inférer une allégorie, et nous rappelle dans le même temps à nous-mêmes, habitants de la grande ville.

Axe 1 (diégèse) : la description cruelle d’êtres inquiétants

Cruauté de la description des aveugles

1. Jeu sur l’énonciation :

→ l’apostrophe « mon âme », v.1, instaure dès le 1er vers une situation de complicité (interlocution) entre le poète et lui-même (son âme), c’est à dire, indirectement, une mise à distance des aveugles (qui héritent de la 3e personne, qui les exclut de cette complicité; ils sont mis à distance par cette 3e personne). Le 1er vers du 1er tercet semble résumer cette énonciation « en creux » dans les deux premiers quatrains : ils traversent ainsi… (avant qu’on passe à un autre type d’énonciation, voir infra)

→ Mise en scène, effet de retard : le titre et le dernier vers seuls « encadrent » le pronom « ils » en jeu dans le poème, et révèlent de qui l’on parle : on n’a accès aux aveugles que par leur aspect, leur attitude, mais on ne pénètre pas leur pensée dans l’espace du poème. Le « ils » du premier vers n’est compréhensible qu’à travers le dernier vers, et le titre.

→ on maintient la distance avec le neutre de la 3e personne : « on ne sait où », « on ne les voit jamais »…

2. Le premier quatrain semble exhiber la volonté méchante du locuteur de se moquer :

→ Ironie cruelle :
– vaguement ridicules → litote, qui en dit plus en feignant d’atténuer le propos
– « Contemple-les » : impératif dont l’admiration sous-entendue (par l’idée de contemplation) est démentie dès la fin du vers par le terme affreux (antithèse : contempler / affreux) → sarcasme

→ Lexique ouvertement péjoratif :
– affreux, ridicules, terribles),
– adverbe évaluatif qui intensifie le jugement (degrés de l’adjectif) : « vraiment affreux »

→ Noter les rimes qui renforcent ce jugement, associant tous les termes péjoratifs :
– affreux / ténébreux
– ridicules / somnambules

3. Insistance sur l’étrangeté menaçante des aveugles :

Le terme de « singulier » définit cette étrangeté : le monstre échappe à la compréhension par son caractère singulier, unique : en cela il nous échappe et nous inquiète.

→ Des êtres menaçants
– Lexique de la menace : terribles, dardant, ténébreux
– allitération (consonnes dentales dans le 4e vers – DarDanT_on ne saiT_où leurs globes Ténébreux + rythme « boitant » du vers 2/4 + 2/4)

→ Caractère monstrueux :
– Périphrase : « globes ténébreux » pour désigner leurs yeux ou les cavités oculaires → description médicale, réification
– Réification, absence de vie ou de conscience : mannequins, somnambules, « d’où la divine étincelle est partie ». A mettre en relation avec les Petites vieilles, comparées à des marionnettes.

→ Des êtres déchus
– Description partielle, quasi métonymique : ce sont des êtres partiels, dont on ne décrit que la silhouette de « mannequins », ou bien les yeux et la tête : ils n’ont pas de membres, ne peuvent agir que par leur regard absent (dardant…)
– Étrangeté des aveugles, qu’on ne saisit qu’à travers des comparaisons : pareils aux mannequins, comme les somnambules, comme s’ils regardaient au loin
– Ils ne sont pas nommés autrement que par le titre : ce sont des êtres sans nom jusqu’à la chute dans le dernier vers.

Transition : vive cruauté de ce « tableau », certes, mais cette cruauté ne vise pas seulement les aveugles.

(Axe 2 : comment le poète se situe lui-même face à son sujet) les aveugles, une allégorie du poète partagé entre Spleen et Idéal

1. Un jeu d’oppositions entre deux mondes

Le 2e quatrain met en place une opposition entre deux mondes :

→ Champ lexical de l’élévation spirituelle → l’idéal
– Divine étincelle
– au loin
– rêveusement
– noir illimité
– silence éternel
– au Ciel

→ Le poids de la vie et du corps → spleen
– pavés
– appesantie
– autour de nous
– hébété
– je me traîne

→ Observer les rimes qui à partir du 2e quatrain mettent en jeu cette opposition de « l’élevé » contre le « bas » :
– partie / appesantie = mouvement VS lourdeur
– levés / pavés = regard vers le ciel VS le sol
– illimité / cité = le lointain, ce à quoi on rêve VS ce qui est là, autour de nous
– beugles / aveugles : opposition entre ceux qui se livrent aux plaisirs vulgaires, et ceux qui sont tournés vers le ciel

2. Entre spleen et idéal

→ Opposition entre spleen et idéal très claire dans Les Tableaux parisiens à travers le poème Rêve parisien.

– le « noir illimité » (= « ténébreux » du 1er quatrain) s’associe à l’éternité, marquée par une valeur positive (la fraternité) : « ce frère du silence éternel ». En d’autres termes, on évoque un lieu où il est inutile de parler, un monde qui se suffit à lui-même : le monde de la perfection. Ce qu’ailleurs dans les Fleurs du Mal on nomme « L’idéal ».

– Dénonciation de la vulgarité de notre existence :

– plaisir → atrocité
– gradation (qu’on pourrait appeler ici une dé-gradation…): chantes, ris, beugle : termes de plus en plus péjoratifs, qui marquent précisément le glissement du plaisir vers la vulgarité.
– Deux vers suffisent à régler leur compte aux prétendus plaisirs de la cité, et l’on peut mettre ces vers en relation avec Le Crépuscule du soir, sorte de « veille » du Crépuscule du matin, et décrivant l’éveil de la cité livrée aux plaisirs de la prostitution, du jeu, du vice…

3. Une allégorie du poète

le 2e vers du 2e tercet introduit une nouvelle comparaison : le poète se compare aux aveugles : « je me traîne aussi »

→ recherche de la perfection, de l’illimité, qui se heurte à une incapacité, à la finitude, à la lâcheté, à l’horreur de soi-même, comme le suggère le comparatif « plus qu’eux », qui induit un jugement moral.

→ Allégorie du poète : soucieux de beauté, de perfection, d’infinitude, il se trouve confronté en permanence à sa propre « hébétude ». On peut faire ici un lien avec le « sommeil stupide » des femmes de plaisir du Crépuscule du matin.

==> Au poète hébété, il ne reste que l’hébétude ou la parole « je dis »… Tout le jeu du poème sera de dire le mieux possible (voir conclusion), et de donner cette parole en partage au lecteur (le « don du poème », qui cherche la communion – j’ai bien dit communion, pas « communication »)

(Axe 3 : l’investissement possible par le lecteur, « l’effet miroir »)… et plus que le seul poète, c’est aussi le lecteur qui est invité à se reconnaître

1. Du « on » au « nous »

→ Ce n’est plus « on », c’est « nous » et « je » → on s’adresse autant au lecteur qu’à la supposée cité.

→ « Autour de nous » renvoie autant à la situation supposée du locuteur dans le texte qu’à celle du lecteur, invité par là-même à se projeter dans le poème.

→ « Ô cité » : le lecteur, au sens large de cité (communauté des hommes), est inclus… Il est donc indirectement interpellé.

2. « Je » est un autre : c’est (entre autres) le lecteur

→ Ambiguïté de la 1e personne : ce « je » qui assiste au passage est certes celui qui parle, mais « mon âme » englobe la notion de sujet en général. C’est donc une injonction qu’on peut prendre, en temps que lecteur, à son propre compte.

→ Le « je dis » final s’imprègne de cette ambiguïté : « je » poète, mais aussi « je » du lecteur, amené, par la description à laquelle il vient d’assister, à se poser la même question. Le fait que la question « que cherchent-ils… » soit posée au discours direct tend à faire de cet énoncé un énoncé valable de lui-même, rapportable à d’autres locuteurs que le seul poète.

=> mise en abîme du lecteur, renvoyé à sa propre existence dans la ville, englobé (voire visé, puisqu’on lui parle à la 2e personne) par l’apostrophe « ô cité », renvoyé à sa propre finitude. Ce poème est à mettre en relation avec le dernier vers du poème initial des Fleurs du Mal : « hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ! »

Conclusion générale

D’un apparent sarcasme, on en est venu en « retourner » la description pour qu’elle se mette à désigner d’une part le poète, d’autre part le lecteur, appelé à réfléchir à l’humanité tout entière, une humanité qui a perdu accès à la divinité (le « Dieu est mort, et c’est nous qui l’avons tué » de Nietzsche n’est pas loin).

Ce poème suscite donc une certaine inquiétude, mais aussi un certain pathétique, celui de l’ironie, de l’amertume, : il constitue un rappel de notre existence laborieuse, affirmant que nous vivons du côté du spleen, comme des aveugles tournés vers l’idéal, mais incapables de le voir… Pourtant, on n’en cherche pas moins l’élévation dans et par la parole. On peut mettre ce texte en relation avec Le crépuscule du matin, qui lui aussi « s’ouvre » par une allégorie finale, ou avec le premier poème de la section, Paysage, qui décrit l’ambition du poète d’accéder à un monde de douceur que seule la parole permet. Qu’est-ce qu’il « ouvre » comme chemin ? –> Observation de la ville qui nous renvoie à nous-mêmes, tension vers les autres dans la ville, chacun représentant à sa façon un des aspects de notre existence sur terre. Question de la politique baudelairienne : un corps nouveau s’est constitué, celui de la ville : qu’est-ce qu’on y partage ? Qu’est-ce qui nous y sépare ? Qu’avons-nous à partager ? Il semble répondre par : rien, sinon l’art et la beauté. A savoir : on ne peut partager que la tentative de dire cela avec beauté. L’art seul devient l’enjeu d’un partage.

Plus que tout, ce que semble nous dire la poésie de Baudelaire, c’est d’aller chercher les « Fleurs » dans le « Mal », comme nous y invite la fin du poème À une heure du matin dans les Petits Poèmes en prose : après avoir fait l’inventaire des ratés de sa journée, le poète conclut, invoquant malgré lui le dieu auquel il ne croit plus : « Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise ! ». Quelques « beaux » vers, donc : la beauté qui traverse les métaphores les plus fulgurantes de sa poésie, qu’il nous est donné de recueillir.

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