Espaces intimes en mathématiques dans le texte | 2004

«Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés (…)Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.»

Georges Perec, Espèces d’espaces


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« Itinéraire de découvertes » mathématiques / français :

Représentation d’espaces intimes, à partir de Perec
(lieux où l’on a dormi)

On oppose communément Lettres et Mathématiques, comme des frères ennemis… Pourtant, ces deux disciplines partagent le pouvoir de représenter, littéralement de donner à voir une nouvelle fois (ou sous un autre angle) le monde qui nous entoure, et à nous percevoir nous-mêmes dans ce monde. Car ces deux langages, intégrés à toute éducation depuis l’Antiquité, nous aident à donner des formes, à comprendre plus clairement ce qui, dans la précipitation quotidienne, échappe à notre attention. Ainsi tel objet, devenu dimension, volume, surface, proportion sous l’angle mathématique, peut être dans le même temps un élément de décor, d’une action, une pièce à conviction, une clé du souvenir, le point de rencontre de vies qui se croisent et dont un récit pourrait s’efforcer de démêler l’écheveau. Rien (sinon les idées toutes faites) n’empêche donc de combiner les deux points de vue mathématique et littéraire sur les choses.

Ce que ces disciplines partagent aussi, c’est de s’adresser à notre intimité. Sans doute parce que toutes deux nous mettent en danger : on ne saisit pas la notion, la portée d’une formule, tout comme on ne trouve pas les mots qu’il faudrait, sans une intense activité de recherche… toutes deux parfois nous réjouissent lorsque survient l’intuition d’avoir enfin compris, d’avoir trouvé un sens, ou bien nous déroutent et nous découragent profondément…

Le pari de cet “Itinéraire de Découverte” était précisément de dédramatiser l’une et l’autre discipline, en faisant comprendre qu’elles ne sont pas qu’accumulation de règles et de formules à réciter, mais qu’elles existent avant tout pour parler de soi, qu’elles sont en prise directe avec la “vraie” vie, parce qu’elles enrichissent notre vision du monde. Et que dans cette tentative, elles peuvent très bien s’associer, se répondre, s’épauler.

L’une et l’autre se rencontrent autour d’une donnée quotidienne apparemment très simple, mais en réalité très riche : l’espace. Quand les mathématiques rendent un lieu calculable, compréhensible dans l’ordre des dimensions, l’écriture y recourt pour raconter, décrire, pour mettre en scène, pour ancrer le souvenir.

Le pari était donc de parler de tenir un double langage, mathématique et littéraire, pour donner à voir un espace secret, sans pour autant se dévoiler entièrement au regard des autres, ni se trahir : représenter un espace intime, un lieu qu’on ne partage pas ou qu’on n’a jamais partagé. Ainsi, en suivant l’exemple de Perec, représenter un lieu où l’on a dormi : espace privé, espace jamais dit parce qu’impartageable, espace de la rêverie, espace inquiétant ou protecteur de l’endormissement, voire de l’insomnie, recoin incongru où l’on a un jour sombré dans le sommeil, sans avoir jamais pensé à en parler… détails qui donnent toute leur épaisseur à nos souvenirs, et que l’oubli anéantira si on ne prend le temps de leur donner une forme lisible, partageable.

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