Avril 2020 : Bang Kachao, une province dans l'autre

Rédigé par Thibaud Saintin Aucun commentaire

Qui – mais qui, quel héros de l'ombre ? – avait imaginé, il y a quelques décennies seulement, que de rattacher un village de probables péquenots à tel cadaste plutôt que tel autre, que de faire dépendre l'administration d'un bras de rivière de tel bureau croupissant – plutôt que de tel autre – changerait un jour la carte d'une ville gigantesque ? Celui qui, dans la vague obstination d'un ventilateur poussiéreux, déjà, à cette époque, savait les hommes... Celui qui sentait l'impensable prolifération à venir, a-t-il une tombe où aller lui rendre hommage ?

Parce qu'évidemment, ça commence par une carte... Celle-ci montre une étrange tache, une obscène dilatation végétale dans l'impensable densité de Bangkok : du vert. Une interruption dans les avenues qui, comme Sukhumvit, ne s'arrêtent qu'au Cambodge, à plus de trois cent cinquante kilomètres plus loin. Des courbes, des détours imposés par plus fort que béton, dragues et tranchées. Il aura fallu qu'on plie à la force du fleuve.

Chez Google, il a dû rester des êtres humains pour confirmer la limite entre deux provinces : Bangkok / Samut Prakan. Pour tracer une limite imaginaire, on a suivi la courbe du fleuve au nom de femme : "Mae Nam Chao Phraya", la "mère-eau", qui a départagé d'elle-même les législateurs. On a pris soin d'inventer les algorithmes qui le rappellent tout le long du tracé.

Lorsqu'on s'y rend, les choses débutent par une sorte de trou sombre entre les rangées de moto. C'est qu'il faut bien se garer, avant de joindre l'autre rive... Un temple sert de repère – et un marché, bien sûr. Mais de pont : point. Il faudra confier sa vie au passeur.

Lequel passeur passe, à longueur de jour, sur l'une de ces embarcations qui protègent de la pluie ou du soleil, aussi impitoyables l'une que l'autre ; et ne s'arrête que la nuit.

D'un bord à l'autre, on retrouve des crematoriums qui rappellent l'utilité des temples. Mais les routes, l'air, les fleurs ont une teneur plus provinciale qu'à quelques centaines de mètres de là seulement – de l'autre côté. Le peintre-sur-route a eu aussi quelque chose de plus inspiré, de plus improvisatoire, qui rappelle l'impérieuse nécessité de s'enivrer pendant qu'il en est encore temps (surtout dans ce pays qui atteint une moyenne de quatre-vingt morts par jour, sur des routes livrées à la joie d'être Superman sur un deux-roue de fortune... Joie que les dieux, apparemment, méprisent – ou punissent – tout de même un tout petit peu).

C'est donc sans regret, ce memento mori à l'esprit, qu'on s'engage en promeneur sur les passerelles qui conduisent dans des jardins, cocoteraies, décharges improvisées, habitations, cultures, permacultures, jardins et élevages.

On est toujours étonné par la présence des vélos et des brêles. Jamais on est seul, ici. Il y a toujours quelqu'un, mais on ne le voit pas toujours. Tout de même, on voit son vélo, sa moto, son truc abandonné quelque part, dans un élan presque toujours propitiatoire, où il n'oublie jamais l'ardeur des éléments dont il faut se protéger par des dais de plastique, par des autels qu'on consacre aux esprits du lieu – qui ont soif.

On est parfois interrompu, dans la discussion qu'on ne peut s'empêcher de tenir, par une odeur de charogne : un python en putréfaction, un entassement d'ordures... On voit aussi de ces centipèdes (les vrais, tout en arêtes, en piquants) qui ont presque l'air de se faire mal tout seuls.

Le pire, c'est les chiens. Voilà d'un coup qu'une passerelle devient une impasse, un piège sans issue...  Mais on a trouvé une combine : les ultrasons. Ça se commande en Chine, sur "Lazada", ces petits miracles-là, qui sauvent un mollet (et de la rage) contre neuf Volts. On a remarqué que les chiens les plus agressifs semblent les plus apeurés. Je gage que les plus vieux, sourds de tous les aboiements qu'ils se sont eux-mêmes infligés, sont moins apeurés par ces décibels (inaccessibles aux humains) mais de toute façon plus sages – au point qu'on oserait presque se laisser aller à l'envie de les caresser, s'ils n'avaient pas tant de purulences.

Alors on continue, jusqu'à ce que les jambes et les genoux commencent à tirer. Entre deux passerelles : des petites routes, des marchés, des temples... La province s'est installée au cœur-même de la ville interminable. En fait, Bangkok est une province qui ne s'arrête jamais et ne fait que se densifier par endroits.

Au retour, la gourde est vide, mais les marchands de plastique/eau/café/souvenirs/fruits ne sont jamais loin, à attendre aux endroits cruciaux : la Thaïlande n'existe pas sans eux. Nescafé a gagné avec ses dosettes : il y a toujours une bouilloire quelque part, et ces horreurs de café-là.

Le jour s'est avancé. On a le temps tout de même de constater que même ici, la mer - qui n'existe pas, à Bangkok - se rappelle à nous par des marées qui abandonnent un bateau à-même la vase – d'un jour à l'autre, toujours le même, rideaux tirés.

Il faut souvent attendre le passeur, qui n'est jamais très loin non plus. De l'autre côté, les bureaux, les immeubles. À portée de lance-pierre ou presque.

On devra toujours se baisser à un moment où un autre : que ce soit devant une autorité, ou bien devant une nécessité de la nature (que la douleur rappellera). C'est seulement une fois assis qu'on peut se prémunir des coups sur la tête et contempler nos origines aquatiques.

La traversée dure toujours le temps d'une rêverie. Qu'on en sorte ou qu'on y vienne, c'est le temps d'un passage, seulement, qu'elle nous est donnée.

Celui qui nous conduit le sait bien, qui a sans doute passé plusieurs dizaines ici - à vérifier qu'on pouvait viser avec souplesse entre deux immenses péniches chargées de remblais. Il connaît son monde, celui-là : les réguliers, les épisodiques, les rares, les pressés, les touristes, les "farangs" comme nous.

Lorsque l'autre rive est visible, on est déjà dépassé par le temps des autres – qui attendent alors qu'on n'en était qu'à commencer. À l'heure qu'il est, ceux-là rentrent chez eux, comme nous – les étrangers. Nous allons nous croiser sans nous parler, sur le ponton.

Puis nous allons retrouver la moto restée garée, blottie contre les autres, après le passage obscur qui mène du ponton aux immeubles, au temple, au marché, au flux de la ville - qui a continué sans nous.

Alors sur cette moto, ce vélo... on se retrouvera mêlé à d'autres attentes, comme tout le monde, entre deux feux rouges.

Les livreurs de FoodPanda sont déjà à l'oeuvre. Quelqu'un, quelque part, attend sa pizza.

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