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Genèse d'unprojet Au coursde mes déambulations au "livre sur la place", en septembre 2000,j'ai rencontré M. Djemai au stand de la médiathèquede Nancy. J'avais lu, sur le conseil d'une amie, Un étéde cendres, ce qui me permit d'engager la conversation, avec l'écrivain,en revanche, je découvris sur place, grâce aux plaquettesexposées, sa collaboration à divers ateliers d'écritureavec des classes d'écoles primaires et de collèges, notammentdes Vosges. Cet aspect de son travail m'interpelle d'autant plus que jeparticipe depuis plusieurs années à des ateliers d'écriture,ai commencé à les expérimenter dans mes classes, etsuis de plus en plus persuadée de la fabuleuse expériencehumaine et littéraire que cela peut constituer pour les adolescents. M. Djemai m'informe alors de son séjourà Nancy de novembre 2000 à février 2001 oùil sera en résidence. D'ores et déjà prêt àintervenir dans mes classes, il me demande de prendre contact avec M .Markiewicz, directeur de la médiathèque, pour l'organisationde ce projet. Deux mois plus tard, toutes les modalitésadministratives et pratiques sont réglées. J'ai eu plusieurscontacts téléphoniques avec Mme Leroy, bibliothécairedu centre social du Joli Bois, qui organise l'emploi du temps de M. Djemaï.Son séjour à Nancy est en effet centré sur des interventionsvariées dans le quartier d'Haussonville où il sera amenéà travailler avec des publics aussi divers que des femmes maghrébinesen alphabétisation, des petits de 3 à 4 ans, des enfantsde CE1/CE2… Enfants et adultes travailleront sur la mémoire du quartier,autour d'un projet sur le livre qui aboutira à une publication collective.Durant toute cette période, M. Djemaï résidera dansle quartier. Je le rencontre à nouveauau mois de novembre, à son arrivée à Nancy. Rendezvous est pris pour une première visite au lycée le vendredi24/11/2000. Mes élèves de 1L3 sont d'ores et déjàtrès motivés par la perspective de travailler avec lui. Lerésultat de l'atelier d'écriture sera une nouvelle collectivequi figura dans la publication avec les écrits produits par lesécrivains d'Haussonville. Premier contact avecles élèves.(24 novembre 2000)
En classe, l'écrivainprend place et se présente en donnant la signification de son nom: Abdelkader signifie "fils du destin ", Djemaï "la rassembleur ": Vaste programme ! Né à Oran dans une famille trèsmodeste, ses parents sont analphabètes. Il rappelle aux élèvesque le français n'est pas sa langue maternelle (c'est l'arabe dialectalqui était parlé dans sa famille) et qu'il apprend àl'école, ainsi que ses contemporains de métropole, la fameuseleçon d'histoire : " Nos ancêtres, les gaulois… " Comment alors en est il venuà l'écriture ? Par un fait de hasard, dit-il… A dix ans,déjà fervent lecteur de BD, (comme nombre de ses auditeursattentifs !), il emprunte à l'école un livre de la bibliothèqueverte. Dans un passage de celui-ci, le professeur d'une école deparachutisme explique à son auditoire le fonctionnement d'un parachute.Il demande si quelqu'un a une question à poser. Un cancre demande: "On t'en donnera un autre ! " Djemaï explique alors combien il s'étaitsenti intelligent en comprenant cette plaisanterie et comment il décidaalors d'écrire lui aussi des livres. Ayant apporté avec luises œuvres et les publications auxquelles il a collaboré, l'écrivainles montre aux élèves en les présentant dans leurdiversité et sans les hiérarchiser : certains de ses romans,sont deux, Un été de cendres et 31, rue de l'aigle,sont parus en Folio, des nouvelles : Dites leur de me laisser passer,son dernier ouvrage paru, des nouvelles insérées dans desrecueils collectifs : Ola (sur le football, à l'occasionde la coupe du monde), Dernières nouvelles de la terre (surla nature, à l'occasion du festival de géographie de Saint-Dié),les livres produits lors d'ateliers d'écriture, avec des enseignementset directeurs d'école en retraite (7 nouvelles écrites avecles mêmes éléments : un chat, un corbillard, un mort),avec une classe de CE2/CM1 qui a interviewé des personnages âgéesayant connu l'occupation allemande, avec une association du plateau d'Epinalpartie construire une salle de CM1/CM2 qui a écrit un texte pourl'inauguration d'une sculpture destinée à commémorerle 500 éme anniversaire de la parution de Don Quichotte… Un dialoguefructueux
Finalement, Malika se lance :Comment vous vient l'envie d'écrire ? M. Djemaï répondqu'il écrit qu'il écrit lorsqu'il en sent le besoin, ne s'astreignantjamais à des horaires fixes. Par associations d'idées, ilen vient à parler de sa formation : Journaliste pendant 30 ans,il appris l'urgence (le journaliste étant pressé par l'obligationde fournir ses articles pour les deux éditions du matin et du soir),et la contrainte absolue de la sobriété stylistique : dessinerune silhouette, faire parler des personnes, évoquer une situationen une poignée de mots. Ce métier lui a égalementenseigné le contact avec le terrain et il s'est frotté àdes milieux divers aussi bien géographiquement que socialement.Finalement, il a appris à "ouvrir ses yeux et ses oreilles ".
Selon M. Djemaï, l'écrivain se définitcomme celui qui est seul au milieu des autres. L'art naît de cettesolitude et les sources de l'écriture sont avant tout pour lui autobiographiques.Tout est dans l'enfance. Ainsi, il adorait son grand-père qu'ila peu connu et celui ci se retrouve dans tous ses romans sous des personnagesdifférents, pour que le lecteur ne s'en lasse pas. Ecrire, c'estremonter vers soi même, en amont.- Quand vous étiez journalisteet avant même de l'être, écriviez vous déjàde la fiction ? A l'âge de 14 - 15 ans, M. Djemaïlisait dans le journal local : la République, la page pourles jeunes du jeudi. Il envoya un conte dans l'espoir de le voir publié…Après d'interminables semaines d'attente, il trouva son conte édité!- Comment parvenez vous àcommencer un roman ou une nouvelle ? Djemaï cite Hugo : " Il faut écrireavec ses oreilles " et Flaubert, qui, à Croisset, utilisait l'alléed'arbres de son jardin comme un studio naturel pour "gueuler " son texteet en vérifier la musicalité. Appartenant à une culturede tradition orale, il est particulièrement sensible à lamusicalité des mots, au rythme, au ton. L'essentiel est donc pourlui de trouver le ton et la couleur de la phrase, après, il peutpoursuivre.
Au début existe seulement un noyau d'histoire.Le reste est à découvrir, ce qui est toujours aventureux.On peut commencer un roman par n'importe quel sens. Il faut s'y prendrecomme dans une forêt, le hasard peut jouer son rôle, la progressionmême du texte peut obliger à aller dans une direction. Ilfaut ensuite alimenter l'histoire (cela peut se faire par une documentationdigérée et traduite en écriture, comme pour 31, ruede l'aigle pour lequel l'auteur a lu 50 livres sur les plantes…), la construire.L'écrivain est un artisan, à la fois architecte et terrassier.Il écrit avec toute sa personne : sa tête, sa main, son cœur.C'est un apprentissage toujours renouvelé. Djemaï cite Queneau: "c'est en écrivant qu'on devient écriveron ".
Le titre n'est pas facile à trouver, ildoit être incitatif, et ne pas avoir été utilisépar un autre écrivain. Souvent, il est trouvé en collaborationavec l'éditeur.- Pourquoi ce titre : 31, rue del'aigle ? L'aigle est le symbole du personnage inquiétantqu'est le héros du roman et qui surveille tout le monde. Le 31 estle numéro de la maison où réside M. Djemaï àAubervilliers.
Premier atelier.(1er décembre 2000)
Les élèves sontinvités à lire leurs textes à haute voix, ce qui lesimpressionne quelque peu… Adeline se lance M. Djemaï incite alorsla classe a faire des commentaires. Il les pousse à préciserleurs réactions : - C'est bien ? Mais pourquoi ?
Les élèves sonttoujours invités à réagir. Lorsqu'il n'y a pas deréaction, M. Djemaï passe à un autre texte. Lui-mêmedonne son avis, souligne les qualités d'écriture des textes,et élargit toujours le propos à l'art de la nouvelle. Ils'agit pour lui non de théoriser, mais de parler de son expérienced'écriture. Deuxième atelier(12 janvier 2001)
Mehdi avait étéparticulièrement félicité lors de l'atelier précédentpour le début de son histoire, "le livre martyr ", une métaphoresur le livre et la solitude dont M. Djemaï avait appréciél'énergie ("un texte tout en muscles "). Il est impatient de lirela fin de sa nouvelle. Le livre accompagnait un clochard, Medhi lui faitmaltraiter son livre (L'évolution des espèces de Darwin)et commettre un vol, finalement, le livre est recueilli par une secrétairequi l'introduit au sein d'un univers douillet. M. Djemaï trouve l'histoiretrop moralisatrice… Un débat est lancé. Plusieurs finissentpar reconnaître que la force de la nouvelle était en effetdue à la personnalité attachante du clochard. Medhi est incitéà revoir la fin : il serait bon que le livre reste le compagnondu clochard. M. Djemaï lui rappelle que l'écriture est un travailtoujours à poursuivre, que Flaubert ou Hugo auraient pu perfectionnerleurs textes à l'infini. Le texte est dévorant, il demandesans cesse à être modifié. Le plus délicat,le plus formateur est d'enlever mais c'est aussi le plus difficile carc'est un sacrifice qui demande de l'humilité… Beaucoup d'élèveshésitent à lire leurs textes. Constatant cela, M. Djemaïdemande à chacun, tour à tour de lire la premièrephrase de leur récit. Il fait ensuite remarquer la présenced'une même couleur, d'une même tonalité : beaucoup connotentl'enfermement, les interrogations, une atmosphère de mystère: cela produit un texte qui a déjà une cohérence. La même opérationest répétée pour la dernière phrase, une phraseparticulièrement chargée, pleine de toutes celles qui l'ontprécédé. L'important est alors de ne pas verrouillerle texte : le lecteur doit y trouver failles et fissures pour nourrir letexte lui-même. Flaubert est une fois de plus convoqué : "En écriture, il n'y a que les imbéciles qui concluent". Première étapepour une élaboration collective
- Où se trouve le livre ?
Les résultats sont lessuivants : - Le livre se trouve dans une bibliothèque.
Troisièmeatelier (23 février 2001)Les élèves travaillent pargroupes de quatre : un groupe décrit la bibliothèque, lesautres cherchent un synopsis : Que peut il arriver avec un vieux livre? Imaginez lui un destin… Que peut il contenir comme mystère ? M.Djemaï se présente comme "un producteur à Hollywood" : " vous avez trois minutes pour me présenter un scénarioet me convaincre ! " Le groupe qui a travaillésur le lieu, a dessiné un plan de la bibliothèque, puis ladécrit objectivement et subjectivement (un lieu qui peut paraîtreun lieu inquiétant à qui ne le connaît pas, mais quidevient accueillant grâce au charisme de la bibliothécaire,au charme de la conteuse, au confort des sièges). Quelques exemples des scénariosque la mise en commun permet de découvrir : - Un livre parlant de l'homosexualitéet de la contraception : La Bible de la sexologie a été censuré.Il n'en reste plus qu'un exemplaire, caché…M. Djemaï tente alors d'obtenirun consensus : Qu'est ce qu'on peut retenir comme scénario le plusplausible ? Les préférences exprimées sont en faitdiverses…Il fait alors remarquer que le thème de la censure revientà plusieurs reprises sous une forme ou sous une autre et suggèreà chaque groupe de repenser une autre intrigue sur cette nouvellebase. Voici les scénarios obtenus: - Un livre prend la défense des juifsà l'apogée du nazisme…
Sylvie réagit vivement: pour elle, la censure est un sujet grave qui ne peut être traitélégèrement…Une polémique s'engage… Jean Marc, lui,trouve intéressant de traiter le thème par l'absurde.M. Djemaïtrouve finalement qu'un consensus ne se dégage pas clairement. Ildemande donc aux 6 groupes d'écrire chacun une nouvelle de 50 lignes. Les six groupes : - Mina, Laetitia, Adeline et VirginieCet atelier est consacréaux lectures des textes écrits par les élèves depuisla séance précédente et aux retours sur ceux ci. Amélie lit la nouvellede son groupe : " Parce que j'ai dit non. " M. Djemaï souligne lesqualités du texte : il est clôturé par la phrase dutitre, ce qui crée une cohérence, une circularité; le langage direct interpelle le lecteur et instaure une connivence :c'est un texte qui donne l'impression qu'il vous parle ; le style est fluide. Cependant, de petites fautes de syntaxe nécessitentun travail de finition. Pour le texte de Mina et de cescamarades, L'histoire est perçue comme poétique, fantastique,bien menée. Les auteurs ont accompli un travail de précision.Il y a de belles expressions ("des larmes lourdes comme des pierres ")Mehdi trouve que le début est bon, mais que le récit devientmonotone, moins fluide, juste avant la fin. La relecture confirme en effetqu'un passage peut être enlevé. Laëtitia lit la nouvelle: " Ma vie salie à jamais ". Jean Marc qu'il faut modifier l'âgede l'héroïne, qui se fait violer à 16 ans par l'hommequi la ramène chez elle. Il pense en effet qu'une jeune fille decet âge ne serait pas aussi naïve. Un débat s'ensuitsur la vraisemblance de ce passage. Jehad propose que la jeune fille pourraitse faire agresser à la sortie d'un discothèque. Le groupeconclut que la manière dont le viol est amené est àrevoir. M. Djemaï attire l'attentiondes élèves sur un autre détail : la censure dans lelivre est victime à sa sortie n'est pas le fait de l'éditeur,mais des lecteurs. Le livre pourrait ensuite être rééditéplusieurs décennies ensuite, alors que le viol devient malheureusementun sujet de société. Lydie, Angélique, Mélanie,Aurélie et Vanessa soulignent qu'elles ne présentent qu'unbrouillon… La nouvelle porte sur l'homosexualité. Comme dans lanouvelle précédente, Le problème est de choisir dansquel pays et à quelle époque et à quelle époqueil serait vraisemblable de voir censurer un livre sur l'homosexualité.Ce sujet est laissé à la réflexion des auteurs. Cinquièmeatelier (30 mars 2001)
A Paris existe un organisme pourdéclarer ses titres. On peut déposer un titre, au cas oùun auteur en ait besoin : certains titres ont rapporté 100000 francs! Un été de cendress'appelait d'abord Un été pourri. Mais l'éditeurde M. Djemaï, en cherchant si le titre existait déjà,s'est rendu compte que trois ans auparavant, un auteur de romans policiersaméricains avait déjà utilisé ce titre. Untravail de quatre jours a été nécessaire pour trouverle titre définitif. La nouvelle d'Adeline (voir letroisième atelier) s'intitule "un coin de gourmandise". M. Djemaïlui demande de justifier son titre. En fait, l'auteur cherchait surtoutà lui donner une tonalité ironique. Finalement, il s'avèreque ce titre laisse penser que le lieu a une grande importance, ce quin'est pas le cas. M. Djemaï suggère : "Les dangers de la gourmandise",titre qui ne remporte pas beaucoup de suffrages… Il fait ensuite remarquerque le titre se trouve souvent inscrit dans le texte. Celui ci est relu; On relève au tableau au fil de la lecture : " Lundi dernier ","une drôle de maladie ", "un arrière goût " : ce derniertitre est finalement retenu pour ses nombreuses qualités : il s'agitd'une expression à la fois physique et métaphoriques, ellerespecte l'esprit du texte. Nous nous arrêtons égalementsur le titre de la nouvelle de Stéphanie et Estelle, qui proposent: " Ecritures sanglantes " Un titre comportant le mot "sang " ? M. Djemaïplace en tête du titre la préposition "en "… Finalement, letitre est trouvé : " En lettres de sang "Un tour des groupes esteffectué pour noter les titres retenus, et nous donner un aperçude ce que sera le recueil : - " Un arrière-goût "
Nous avons tous étéheureux de vivre cette aventure littéraire : M. Djemaï nousa apporté énormément par sa gentillesse, sa curiositétoujours renouvelée à l'égard des textes des élèves par son expérience d' " artisan " des lettres qui doit quotidiennementse coltiner à l'écriture et accompagne les élèvesdans leur parcours d'apprentis écrivains par son humanismeenfin, si précieux à une époque où l'enseignementdes lettres est gouverné par la technique. Catherine Debras Pour tout échange : debras.catherine@wanadoo.fr |