(...) Et pourtant, et pourtant J'étais triste comme un enfant Les rythmes du train La moëlle chemin-de-fer des psychiatres américains Le bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés Le ferlin d'or de mon avenir Mon browning le piano et les jurons des joueurs de cartes dans le compartiment d'à côté L'épatante présence de Jeanne L'homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et qui me regardait en passant Froissis de femmes Et le sifflement de la vapeur Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel Les vitres sont givrées pas de nature ! Et derrière, les plaines sibériennes le ciel bas et les grandes ombres des Taciturnes qui montent et qui descendent Je suis couché dans un plaid Bariolé Comme ma vie Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle Ecossais Et l'Europe tout entière aperçue au coupe-vent d'un express à toute vapeur N'est pas plus riche que ma vie Ma pauvre vie Ce châle Effiloché sur des coffres remplis d'or Avec lesquels je roule Que je rêve Que je fume Et la seule flamme de l'univers Est une pauvre pensée... (...) "Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ?" Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t'a nourrie du Sacré-Coeur contre lequel tu t'es blottie Paris a disparu et son énorme flambée Il n'y a plus que les cendres continues La pluie qui tombe La tourbe qui se gonfle La Sibérie qui tourne Les lourdes nappes de neige qui remontent Et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans l'air bleui Le train palpite au coeur des horizons plombés Et ton chagrin ricane... "Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?" Les inquiétudes Oublie les inquiétudes Toutes les gares lézardées obliques sur la route Les fils télégraphiques auxquels elles pendent les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent le monde s'étire s'allonge et se retire comme un accordéon qu'une main sadique tourmente Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie S'enfuient Et dans les trous, Les roues vertigineuses les bouches les voix Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses Les démons sont déchaînés Ferrailles Tout est un faux accord Le broun-roun-roun des roues Chocs Rebondissements Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd... |